Frames A cross-section view of a futuristic space habitat named Utopia, with curved levels arranged in concentric circles The scene shows both communal and private spaces shared gardens with hydroponic crops, small personal qua s-painted-an

Et le coeur...

À la mémoire de Frithjof Bergmann, 1930-2021

« Liberté, autonomie, communauté »

La devise du vaisseau occupe un large panneau au-dessus du bureau 101, où Anthelme est attendu à quinze heures. Les trois mots brillent légèrement, sans doute peints avec du glow pour qu’ils soient visibles même dans le noir, après les heures de fermeture. Hier, il a reçu une convocation sur Voca, une de celles qui ne peuvent être ignorées sans risquer un blâme public. Anthelme, exemplaire, n’a jamais, même à l’école, vu son portrait s’afficher sur « l’écran de la honte », comme tout un chacun appelle les nombreux panneaux servant à diffuser les messages importants du Central, les alertes et annonces du Technik et les blâmes publics à travers tout le vaisseau. 

Il n’a jamais été convoqué d’ailleurs. Nulle part. Arrivé à trente ans passés, son dossier est vierge de rapports d’écart et de remontrances. Il est de ce fait fort impressionné aujourd’hui et, assis sur son tabouret dans le couloir, regarde autour de lui avec angoisse. Le lieu est gris et triste, mais d’une propreté irréprochable. Le mur de métal brossé est tiède contre son dos, chauffé par les eaux usées du propulseur, d’après ce qu’il a appris au collège. Le sol souple est nettoyé sans cesse par les minuscules rotors qui le constituent en nombre incalculable. Parfois, Anthelme se dit que lui et ses concitoyens sont tous des petits rotors sur Utopia, des rouages fondus en une masse où l’on ne peut plus les discerner. Cela n’est cependant pas très réaliste, car ils ne sont que cent mille après tout, sur ce vaisseau, tandis que les rotors sont peut-être un milliard ou même plus… Il n’est pas doué pour les maths. Il s’en fiche un peu, sauf pour les proportions culinaires, et encore : il n’a plus besoin de peser, il a ça dans l’œil. 

Anthelme soupire, il aimerait retourner à sa cuisine. Cela va-t-il être encore long ?

Un couple attend un peu plus loin, devant la porte 104 : elles ont l’air un peu excitées, se parlant à voix basse avec joie, comme si elles faisaient des plans. L’une des deux pose sa main sur le ventre de l’autre. Sans doute viennent-elles demander un logement Core pour fonder une famille ? Lui, il vit seul dans son compartiment individuel en haut du dôme 9. 

Le mur aveugle fait face à une longue série de portes fermées. D’ici, il voit à gauche jusqu’à la porte 96, à droite jusqu’à la 107 ; la courbure du dôme lui dissimule les suivantes. Il sait cependant qu’il y en a quatre cents, et qu’elles font le tour du niveau, entrecoupées à intervalles réguliers d’ascensionnels vers les étages de vie et d’activité. Au-dessus, il y a Central 2, composée de moitié moins de bureaux, puis Central 3, réduite à cinquante portes et le commandement, composé de vingt-cinq éminents Centraliens. Il en est de même dans les dômes d’habitation. 25 cellules Solos, 50 Doubles, 200 pour les Cores et 400 pour les Bash. Seul le Technik est organisé autrement, bien sûr : il faut de la place pour le propulseur et toutes les machines…

Il aimerait bien voir un Core, une fois, lui qui n’a connu que la base et le sommet, n’ayant quitté son bash que pour vivre seul. Pas d’enfant donc pas de Core, pas de compagnon ni de compagne, pas d’ami ou de frasoeur avec qui partager un compartiment Double. Il faudrait que des gens l’invitent. Qu’il sorte, qu’il ait une vie en dehors du travail. Son frère le lui répète assez souvent.

Soudain, la porte coulisse avec un petit chuintement. « Anthelme ? C’est à vous. » lui dit une voix douce comme du bon pain. Il aime les nouvelles voix des IA, il a voté pour celle-ci l’an dernier et il se félicite à chaque fois qu’il l’entend, comme s’il avait pris la décision tout seul, alors qu’ils étaient au moins 70% à préférer l’option 1 à la seconde, une voix d’homme plus métallique. N’empêche, il est content de son choix qui le rassure un peu au moment de franchir le seuil. Dans le bureau, une immense baie vitrée offre une vue magnifique sur la terre et ses nuages d’un violet sombre troués par endroits, laissant apercevoir l’océan verdâtre. De chaque côté, de multiples boxes. Et dans chaque boxe, des Central occupés à pianoter sur leur bureau, les yeux et les oreilles connectés à leur travail. Des flèches lumineuses le guident doucement vers l’employée quatorze, qui lève les yeux pour l’accueillir avec un sourire. Elle est âgée, peut-être quatre-vingts ou même quatre-vingt-dix ans. Ses rides lui donnent un air jovial.

« Bonjour Anthelme ! »

Elle connaît son prénom, cela le détend un peu. Ou alors elle l’a lu sur son dossier juste avant, sans doute affiché sur le bureau… en tout cas, Anthelme s’assoit avec moins d’appréhension.

« Bien, je vous ai convoqué parce que vous arrivez au terme de votre temps de production.

— Euh…

— Vous avez travaillé quinze ans. Ça y est, vous êtes libre de vos obligations de communauté ! » s’exclame l’employée, visiblement contente pour lui.

« C’est que…

— À votre âge, c’est fort rare, je vois que vous n’avez fait que produire pour Utopia depuis la fin de vos études ! Et toujours dans le même secteur ? C’est vraiment peu courant. Vous allez pouvoir profiter pleinement de vos temps d’autonomie et de liberté à présent. Bravo. Moi-même, je n’ai pas eu votre courage. Vous voyez, j’aimerais me consacrer à mon potager, mais il me reste encore un an de productivité et me voilà dans ce nouveau métier. Je vous avoue que je ne m’amuse pas trop. Enfin, j’ai bientôt fini. Vous aimez jardiner ? »

Anthelme, submergé par la logorrhée de son interlocutrice, peine à réaliser ce qu’il vient d’entendre.

« Maintenant, place aux autres ! La pâtisserie est un domaine très demandé, vous allez faire un heureux. Vous pourrez toujours cuisiner pour vous, bien sûr, si c’est ce que vous aimez ! Et peut-être transmettre vos connaissances sur votre temps de liberté ?

— Je…

— Ça n’a pas dû être simple de rester à la production toutes ces années. Faire tout son temps d’un coup, comme ça, sans une pause, je n’avais jamais vu ça. Comment avez-vous fait sans sociabiliser pendant aussi longtemps ? C’est tout de même incroyable la persévérance dont vous avez fait preuve : vous avez un grand projet ? Dites-moi tout, je suis très curieuse.

— Je ne peux pas retourner à mon poste ?

— Hein ? Mais non, voyons… »

Le visage de la vieille femme se fripe soudain.

« Je dois m’arrêter quand ?

— Mais maintenant, ou demain si vous préférez, le temps de ranger vos affaires. Vous n’êtes pas satisfait d’en avoir fini ? »

Anthelme est perdu, un grand vide vient de se creuser dans sa poitrine. Il ne réalise pas. L’employée devient suspicieuse.

« Jeune homme, vous devriez vous réjouir.

— C’est que… je ne sais pas, j’aurais bien voulu continuer mon travail. »

La Central fronce les sourcils, à présent franchement désapprobatrice.

« Vous n’êtes pas un productiviste, tout de même ? »

À ce mot, Anthelme pâlit. Productiviste. Ce mot honni, l’insulte qu’on chuchote tout bas sur son passage, le regard déçu de son père, les moqueries de ses frères, l’opprobre dont on le couvrait dans son Bash et qu’il a fui en s’installant seul. Bien sûr qu’il est productiviste, c’est bien tout son malheur. Car il ne sait comment faire autrement, le pauvre garçon. Rester inactif le plonge dans la déprime et rien ne l’en sort plus que de produire de ses mains gâteaux et petits plats. Et voilà qu’on le condamne à l’improductivité. Et qu’il devrait s’en réjouir ? Pourquoi ne peut-il pas être un peu comme tout le monde ? Sociable, confiant, sûr de lui…

Honteux, les larmes lui perlant aux paupières, il quitte le bureau 101 aussi vite qu’il peut. Il court presque jusqu’à l’ascensionnel, retient un sanglot quand il voit le couple sourire à ses côtés, leur sésame pour un Core à la main, tandis qu’il n’a, lui, qu’un bout de papialgue chiffonné, fourré dans la poche. Un avis qui lui semble une condamnation.

Mais que va-t-il pouvoir faire ?

*

« Vous m’avez dit quel logement ? Dôme 9-25… ah oui, vous êtes là ! » s’exclame la manutentionnaire avec joie.

Elle doit avoir dans les trente ans, comme lui, elle flotte un peu dans sa salopette bleue et elle n’a pas l’air de bien connaître le logiciel. Son ticket à la main, Anthelme comprend pourquoi il a dû attendre aussi longtemps à la porte du Stock : cette jeune femme est excessivement lente.

« Mais… vous n’êtes jamais venu ! Tous vos crédits sont au maximum !

— En effet, je…

— Vous vouliez quoi déjà ? Métal, bioplastic, mousse végétale ?

— Du bois.

— Ah ! C’est pas courant. Vous voulez vous faire des meubles ? C’est précieux le bois ! C’est pour un projet de vie ?

— Non, je… je ne sais pas bien encore.

— Je vous en mets combien ? Vous avez droit à quarante.

— Qu… quarante ?

— Oui, quarante rondins, tout frais venus de la Terre. Mais attention, c’est votre stock pour la vie ! Si vous claquez tout maintenant, pas la peine de venir réclamer quand vous voudrez vous faire un fauteuil à bascule pour vos vieux jours. Faudra vous rabattre sur le métal, et ça fait froid aux fesses !

— Je vais en prendre six alors, pour commencer.

— Ça vous fera juste un tabouret… croyez-moi, j’ai été à la menuiserie il y a dix ans et on ne fait pas grand-chose avec six rondins.

— Huit alors. S’il vous plaît.

— Allez, c’est dans la boîte. Ils seront dans votre cellule ce soir. »

Anthelme s’apprête à partir, mais la jeune femme lui pose une main sur le bras.

« Dites, Anthelme, c’est votre nom, c’est ça ? Pourquoi vous aimez le bois ? »

La question est étrange. Tout le monde aime le bois ! C’est un des rares matériaux vivants qu’on ait le droit d’utiliser ici, sur Utopia, quoique de façon très parcimonieuse. Sa chaleur, ses lignes, sa couleur de miel ou de café, tout est beau dans le bois.

« Je ne sais pas. »

Déçue, elle ôte sa main et il rentre chez lui, un peu décontenancé. Dans son compartiment, il attend pendant les longues heures qui suivent, assis simplement sur sa chaise, en déchiquetant des petits bouts d’alguemballage. C’est tout ce qu’il a trouvé pour éviter de toucher aux casseroles.

Anthelme commence à avoir le coup de main ; avec son rabot, il fignole les angles, ravi du résultat qui s’esquisse déjà sous ses doigts. Le petit ours sera bien plus réussi que la marmotte qu’il a sculptée ce matin. Elle le regarde d’un œil un peu torve, au milieu de ses copeaux de bois, et il se dit qu’il ne va pas la garder, celle-là. De toute façon, il n’a plus de place. Entre les rondins – finalement, il est allé demander les trente-deux autres – les outils et la série d’animaux qu’il a produits ces derniers mois, tout son compartiment est plein comme un œuf. Il peine à dégager assez d’espace pour cuisiner. Il en a perdu le goût peu à peu depuis quelques semaines. Il va cependant devoir trouver une solution pour toutes ces statuettes. Sans doute que maman sera ravie d’avoir une marmotte en bois pour Noël ? Et il pourrait offrir le dauphin à Nils et la tortue à son petit frère, Ulysse… il est petit encore, il vaudrait mieux lui donner une statuette qu’il puisse mordiller peut-être. Le requin alors ! Tout heureux, Anthelme laisse son ours sur le plan de travail et se met en quête de papier cadeau. Il recycle le courrier en papier banane et découpe les étiquettes dans du carton d’alguemballage sur lequel il calligraphie avec attention les prénoms des uns et des autres. Il les aime tous, quoiqu’il les voie peu. Il se réjouit de ce réveillon qui arrive. Le sourire aux lèvres, il se remet à sculpter son plantigrade : celui-là sera pour papa.

En entrant dans son Bash de naissance, Anthelme est un peu ému. Les odeurs le saisissent : sauce tomate de maman, pipe d’herbe de papa, parfum de Juliette sa petite sœur et sueur de Bertrand… les odeurs des enfants, qu’il connaît moins, s’y mêlent, il aspire une grande goulée et sourit. 

« Ah voilà, mon garçon, s’exclame sa mère, ravie de le voir.

— Alors frérot, c’est comment la liberté ?

— Je profite plutôt de mon temps d’autonomie en ce moment.

— Ah bon ? Et tu fais quoi ?

— Je décore mon chez-moi.

— Super », s’exclame Juliette, « moi aussi je fais ça en ce moment ! »

Esteban, son compagnon, grimace derrière elle, laissant entendre à Anthelme que ce n’est pas une franche réussite.

« Bon, on passe à table ? » demande son père, qui y est déjà, au bout, comme toujours.

Tandis que les cinq enfants rejoignent leur table à eux, tous les adultes s’installent autour de l’antique meuble en chêne, couvert d’une belle nappe en tissu ancien pour l’occasion, chacun à sa place, comme toujours. Anthelme retrouve la sienne, entre Bertrand et Juliette. En face s’assoient sa mère et Soledad, la deuxième femme de Bertrand, ainsi qu’Esteban. La place de Fred est vide, et ça aussi, ça reste toujours.

« Une pensée pour notre fils, courageux, parti sur Terre faire son temps pour la communauté. »

La formule rituelle plonge la famille complète dans un silence respectueux. Depuis sept ans, Fred manque les réveillons. Il travaille pour l’ambassade d’Utopia, brasse papiers et rapports pour le compte du Central. Les années sur terre comptant double pour la productivité, il rentrera sans doute dans quelques mois, et il pourra se consacrer à son rêve d’enfant, la musique. Après ce petit temps de silence, c’est la foire au gras qui débute : maman s’est surpassée encore une fois et Anthelme se régale. Il laisse les autres parler, répondant par monosyllabes quand on lui pose une question directement. Mais Soledad le coince au moment du dessert. C’est Anthelme qui fait toujours le gâteau depuis qu’il a eu son diplôme de pâtissier, encore une tradition immuable, quoiqu’il ait fini son temps de communauté. Il a fait une forêt-noire, trouvant cela drôle, vu qu’il veut leur offrir ses statuettes en bois. Il découpe le dôme crémeux quand sa belle-sœur lui demande, moqueuse :

« Ben alors, Anthelme, ça te manque pas la cuisine ? Tu as enfin décidé de vivre ? »

Interdit, le jeune homme rougit. Maman soupire avec force, pour montrer sa désapprobation.

« Non, mais, quand même, on est tous d’accord que tu étais un peu la honte de la famille, à être aussi productiviste ! Quinze ans à ne faire que travailler dans ta pâtisserie ! Et encore, si tu avais profité les soirs et le week-end pour mener ta vie normalement ! Même pas ! »

Anthelme est si mal à l’aise qu’il se tasse sur lui-même.

« Soledad, ça suffit, tu ne vois pas que tu lui fais de la peine ?

— Au contraire, je le félicite ! C’est super que tu profites de ton temps pour devenir plus autonome. Tu nous montreras ? »

Anthelme se rassérène. Oui, il va leur montrer, et tout de suite, d’ailleurs. Il sait faire autre chose que travailler. Il se lève précipitamment, manquant faire tomber sa chaise et ramène à table son sac à malices, comme s’il s’agissait de la hotte du père Noël. Avec joie, il dépose devant chacun une statuette emballée. Les autres se regardent, intrigués : qu’est-ce qu’il a encore inventé ?

Quand ils déballent leur cadeau, chacun, un silence stupéfait tombe sur la tablée. Bertrand tourne et retourne son éléphant tandis que Juliette passe le doigt sur les contours de son lion.

« Il y en a aussi pour les enfants, fait Anthelme, fier.

— Tu… tu as fait tout ça toi-même ? Depuis que tu as quitté la cuisine ? »

Avec un grand sourire, Anthelme hoche la tête. Et voilà, ils voient tous à présent qu’il n’est pas monomaniaque, qu’il a su rebondir. 

« Tu as utilisé tout ton temps et tout ton bois pour produire ces… jouets ? » lui demande Soledad, incrédule.

« Ce ne sont pas des jouets… ce sont… des décorations. »

À ces mots, soudain, maman éclate en sanglots. Papa explose alors :

« Mais pourquoi ? Pourquoi utiliser tout ce magnifique bois pour ces statuettes inutiles ? Tu es fou ? C’est à ça que tu as consacré ces six derniers mois ? Tu as passé tout ce temps à sculpter du bois ? Tu ne peux pas t’en empêcher ? Tu ne peux pas arrêter de produire ? Tu te rends compte du gâchis que tu as fait ? Tout ce bois… Enfin, Anthelme, on t’a inculqué d’autres valeurs, quand même ! »

Plus tard, dans la cuisine, Juliette le serre contre elle. Il se laisse aller dans ses bras en pleurant.

« Anthelme, il faudrait peut-être que tu consultes quelqu’un. Ce n’est pas normal que tu sois aussi obsessionnel.

— Je n’y peux rien. Quand je reste sans rien faire, je me sens si vide, si creux. Je ne peux pas cuisiner sans en faire pour dix, ni décorer mon chez-moi sans couvrir les étagères d’objets. Quand je nettoie, j’y passe des heures pour que ce soit parfait… 

— Tu peux user de ton temps d’autonomie pour jardiner ?

— Tu m’y vois, vraiment ? Je ne quitterais jamais le potager, tu me connais. 

— Utilise ton temps de liberté alors… Lis ! Fais de la musique ou de la relaxation ! Sors, va au musée, au cinéma… fais de nouvelles études ou bien, enseigne, je ne sais pas… Et fais-moi plaisir, va voir le docteur Gué, il est super, tu verras ! »

« Je vous conseille la méditation et le yoga.

— Mais…

— Vous êtes hyperactif, c’est une évidence, vous avez sans doute même un TDAH.

— TD… quoi ?

— Trouble du déficit de l’attention, avec manifestement de l’hyperactivité.

— Ça se soigne ?

— Oui, je vais vous donner des psychostimulants pour vous canaliser : votre problème est que vous avez compensé vos difficultés par le productivisme. Créer des objets vous calme, c’est ce que vous m’avez dit, n’est-ce pas ?

— Oui, mais j’ai fini mon temps de communauté…

— Vous comprenez le bien-fondé de cette injonction ?

— Pas vraiment, je ne vois pas bien quel mal je ferais en continuant à pratiquer…

— Comme vous n’avez pas bien compris que votre famille rejette vos cadeaux de Noël, n’est-ce pas ? »

Anthelme ne dit rien, rougit et baisse le nez.

« Imaginez que tous fassent comme vous ! Même si nous avions assez de ressources, nous serions en surproduction et que ferions-nous alors de tous ces gâteaux ? Acheter des ressources à la terre pour leur revendre notre production ? Mais quel bien cela pourrait-il donc faire ? Prenez l’exemple de ces statuettes en bois…

— Le bois est trop précieux, je sais… la surproduction a mené la Terre à sa perte, je sais bien… je ne suis pas stupide.

— Loin de là, vous êtes même très intelligent, mais complètement névrosé. Vous n’avez trouvé votre équilibre que dans la productivité, ce qui est, vous en convenez, dangereux pour vous comme pour la communauté. Car oui, ce bois était précieux, Anthelme, mais à double titre : il est rare, certes, mais surtout il est supposé vous être précieux pour vous faire plaisir, pour augmenter votre autonomie, exprimer votre liberté. Au lieu de quoi, vous avez encombré votre espace avec des objets purement décoratifs alors que vous auriez pu créer une belle table, ou une chaise qui vous aurait accompagné toute votre vie. Vous en avez fait une obsession.

— Mes statuettes sont durables…

— Une ou deux, oui, mais des dizaines, c’est excessif, vous ne contrôliez plus votre production, c’est une évidence. Et ce n’était pas pour vous, puisque vous les avez offertes. Je ne suis même pas persuadé que vous les ayez faites pour les offrir, je pense que vous les avez sculptées uniquement pour vous occuper les mains, je me trompe ?

— Pourquoi ne pas considérer que c’est une forme d’art ?

— Honnêtement, vous vous êtes contenté de reproduire des animaux dans un manuel terrien ! Ce n’est pas l’expression de votre créativité, Anthelme, juste une obsession ! »

Penaud, Anthelme baisse la tête.

« Les menuisiers fabriquent ce dont vous avez besoin, l’utilisation de votre bois était supposée vous apporter du bien-être. Mais vous avez révélé votre incapacité à faire des choses pour vous-même. L’équilibre d’Utopia réside sur le juste partage des tâches, certes, mais aussi sur l’autonomie et la liberté : votre temps de liberté est supposé vous être utile pour vous épanouir, votre temps d’autonomie vous permet de ne pas être un poids pour la société en prenant soin de vous-même et de votre équilibre. Vous n’avez pas d’amis, vous n’entretenez pas de bonnes relations avec votre famille, votre santé est déplorable du fait de votre manque d’activité physique et vous êtes instable psychologiquement ! »

Submergé par le discours du psychologue, Anthelme éclate soudain en sanglots. Le soignant, un peu décontenancé, lui tend un mouchoir.

« Excusez-moi, je suis un peu dur, peut-être ?

— Ou…oui… hoquette Anthelme.

— C’est que je suis très inquiet pour vous. Si vous ne comprenez pas ce que je vous dis, je vais devoir vous signaler.

— Et ça peut m’attirer des problèmes… ?

— Eh bien, disons qu’on risque de vous donner des sanctions. Il vaudrait mieux que vous compreniez par vous-même.

— Oui, je vois. »

Anthelme voit même très bien son nom s’afficher sur l’écran de la honte. Et peut-être même le pire, le bannissement. Vivre à Utopia n’est un droit que si l’on respecte le droit des autres.

« Il faudrait que vous vous canalisiez en pratiquant des activités qui vous fassent du bien, comme du sport afin de vous concentrer sur vous-même. C’est pourquoi la méditation et le yoga me semblent tout indiqués ! »

Anthelme, dépité, hoche la tête.

*

Sa voisine dans la grande salle le regarde avec un demi-sourire goguenard. C’est sûr, elle l’a entendu péter. Il a essayé d’être discret, mais la position de la chaise lui fait toujours le même effet. Elle vient pour la première fois le jeudi matin, il ne l’avait jamais vue.

« Anne-Laure », lui dit-elle en lui tendant la main.

Elle est grande et brune comme un pain noir, avec une odeur de caramel. Il sourit.

« Anthelme. »

Il essuie sa propre main sur son jogging fuchsia, parce qu’elle est moite et une lueur d’amusement passe de nouveau dans les yeux de la jeune femme. 

« On va boire un bananhuile, après ? »

Il déteste ça, mais hoche la tête. Et il réussit même le chien tête en bas, galvanisé par cette idée.

« Alors dis donc frérot ! Maman m’a dit que tu avais une copine ? »

Fred se marre sur l’écran. Anthelme ne se vexe pas, il sait que cela peut paraître incroyable. Son frère le connaît bien, il sait combien il lui est difficile de se lier à qui que ce soit. Alors il raconte, tout content, comme leur histoire part bien, le yoga, la méditation, les bananhuiles et les discussions philosophico-bouddhistes. Demain, ils vont à un stage mandala, un truc avec du sable qui demande apparemment une patience infinie. Anthelme est heureux, il commence enfin à comprendre ce que cela peut bien signifier, « se faire du bien ». Et il sait faire toutes les postures, il a ouvert ses chakras.

*

« T’en fais une tête ! lui dit le même Fred, quelques mois plus tard. C’est pas la joie on dirait !

— Mouais, tu rentres quand ?

— Dans une semaine. Enfin ! J’en peux plus de travailler, vivement que je puisse me consacrer au piano ! »

Anthelme acquiesce, avec sa tête grise des jours tristes.

« Dis, c’est ta copine le problème ?

— Oui… elle… enfin, on n’est plus ensemble. »

Fred ouvre la bouche sur l’écran, puis se ravise. Il sourit, un peu coincé, et Anthelme voit la pitié dans son regard. Maman a dû lui raconter, ou Juliette. Il a honte de lui, mais sitôt la communication coupée, il ne peut pas s’en empêcher, il retourne à son mandala. Le plus beau qu’il a fait. Il a tout poussé dans son compartiment pour lui faire de la place. Il marche sur la pointe des pieds pour éviter les courants d’air et ne fait même plus à manger, parce que le mandala prend toute la place. Il est sublime. Pourtant, en le regardant, Anthelme se met à pleurer. Au centre, le visage d’Anne-Laure, dessiné par de minuscules traits de sable, sourit. Il pensait que cela lui ferait plaisir, mais quand elle l’a vu, elle s’est crispée. Et puis elle a fondu en larmes.

« Ce n’est plus possible, Anthelme. Cette obsession que tu as, pour ces trucs, ces mandalas, ça me dépasse. Depuis des semaines, tu ne fais que ça, tout le temps, tu ne viens même plus au yoga. Tu fais ça comme si c’était un… travail ! Je… c’est fini, Anthelme. »

Le docteur Gué écoute Anthelme pleurer, une heure durant. Il ne dit rien avant la fin de la séance, pour une fois. Finalement, après avoir mis le tas de mouchoirs de son patient à la poubelle, il se compose un sourire pour conclure :

« On va tenter autre chose, d’accord ? Vous allez vous essayer au professorat. Il y a un poste dans vos cordes, pour enseigner la pâtisserie, ça vous irait ? Et je vais doubler vos doses de psychostimulant, ça devrait aller beaucoup mieux. »

Le psy prend un air persuadé. Anthelme ne dit rien. Sous le bureau, il tord ses mains. Quand elles s’agitent ainsi, il aimerait parfois les couper.

*

Commission d’appel N°3912 – Sujet : Endoctrinement contraire aux valeurs communes.

Anthelme XX, professeur de pâtisserie sur son temps de liberté depuis 2047 et encore en fonction, soit 7 ans de pratique, est accusé par un faisceau de témoignages concordants des faits suivants : encouragement à la compétitivité / valorisation du productivisme / discours rétrogrades, répétés, sur l’excellence individuelle / incitation au perfectionnisme et au sacrifice personnel.

À sa décharge, il est acquis que l’accusé, convoqué à trois reprises par les directeurs successifs de l’établissement au cours de ses sept ans d’exercice, a montré une réelle volonté de modifier le contenu de son enseignement pour adhérer aux valeurs communes, encouragement à l’entraide / valorisation de la sobriété volontaire / discours positif sur la capacité à être multicompétent et sur l’excellence d’équipe / rejet des valeurs liberticides rétrogrades.

Malgré ses efforts, constatés par son psychiatre référent présent à la commission, Anthelme se révèle inapte aux fonctions de professeur du fait d’un handicap neurologique incurable, dont le Docteur Pont a établi le diagnostic. Sur avis du spécialiste, nos conclusions sont les suivantes :

— Sanctions : 

Interdiction d’exercer les fonctions d’enseignant.

Obligation faite au citoyen Anthelme de vivre en communauté avec des membres de sa famille ou de ses amis.

Suivi obligatoire et assidu de la thérapie avec le Docteur Pont ou son successeur.

Interdiction formelle de toute activité productiviste.

*

« Anthelme, tu pourras t’occuper du panier de légumes, s’il te plaît ? »

Vivien lui a posé la question depuis la salle d’eau, il le devine au timbre embué de sa voix. Depuis qu’il est inactif, il écoute beaucoup et répertorie intérieurement les tonalités, les nuances, les couleurs des voix et des bruits qui l’entourent. De fait, il ne prête pas trop attention à ce qu’on lui dit. Fred pense que ce sont les médicaments qui l’abrutissent, il l’a entendu en parler à Vivien l’autre soir, alors qu’ils l’imaginaient déjà endormi. Mais Anthelme dort peu, bien peu depuis la commission, et il écoute.

« Mais enfin, Vivien, il ne peut pas faire ça…

— Ah merde, c’est vrai. »

Les chuchotements lui parviennent à travers la paroi du Core.

« T’abuses, sérieux, tu pourrais faire attention !

— C’est pas si simple, Fred, ton frère est adorable, mais… il me met mal à l’aise parfois. Son immobilisme, son regard fixe, on dirait une statue.

— Une statue bizarre alors ! » s’amuse Fred. « Ses mains ne sont jamais immobiles, elles. Un automate, plutôt. 

— Oui. Un robot qui aurait les mains détraquées. »

Ils gloussent tous les deux. Anthelme a le cœur qui se serre un peu. Il sait bien qu’ils ne se moquent pas méchamment. Il ne devrait même pas les écouter, en fait. Il a déjà de la chance qu’ils l’aient pris avec eux : c’était ça ou le retour dans le Bash et il n’aurait pas supporté la vie avec toute la famille. Les enfants, passe encore, il adore ses néphieux, mais ses parents, ses frasoeurs… il aurait étouffé. Alors il fait de son mieux avec Vivien et Fred pour ne pas les encombrer.

« Bref, j’aimerais bien qu’il se trouve une occupation quand même.

— Il ne peut pas faire grand-chose en fait. Mais j’ai une idée.

— J’adore quand tu as cette étincelle mystérieuse dans le regard, répond Vivien d’une voix colorée d’excitation. »

La suite, Anthelme ne veut pas l’entendre, alors il sort de son lit en s’étirant, le range d’un clic et sort rapidement du Core pour aller faire une séance de sport. Ses mains agitées lui interdisent de nombreuses pratiques alors il court ; de longues courses le long du couloir, avec la vue incroyable sur le vide sidéral, ont modelé son corps, ses muscles. Il fait rougir une femme qu’il croise souvent. Il l’a entendue parler de lui avec une de ses amies joggeuses, une fois. Il sait qu’il pourrait lui proposer un café ou même un dîner, mais il craint de revivre une histoire comme la précédente.

« Tadam !! »

Fred a l’air si ravi en posant la boîte cadeau sur la table qu’Anthelme ne peut s’empêcher de sourire.

« Validé par ton docteur, mon cher, tu peux te lâcher ! »

Intrigué, André ouvre le paquet. C’est un clavier. Un clavier d’écriture. Le modèle le plus récent, sensation machine à écrire, logiciel Novel et IA éditrice intégrée Agnès2.0. Anthelme le fixe, abasourdi.

« Je… j’ai le droit ?

— Oui, ce sera décompté de ton temps de liberté et tu ne pourras pas t’en servir en dehors des heures d’activité, mais tu as le droit. 

— Mais… je ne suis pas écrivain.

— Peu importe, tu vas essayer. Je suis sûr que l’art peut te sauver. C’est peut-être même ça qui couve en toi depuis tout ce temps : tes merveilles en pâtisserie, la sculpture, les mandalas, et même l’architecture de tes cours… tu as toujours eu cette fibre pour concevoir des œuvres complexes. Une fibre artistique qui essaye de s’exprimer, c’est ça qui se cache derrière ton problème, et ce pauvre docteur n’y comprend rien, j’en suis certain ! »

Moyennement convaincu, mais enclin à se saisir de n’importe quelle miette d’espoir, Anthelme hoche la tête sous le regard ravi de son frère. Vivien, ému, leur sert un verre de sa production personnelle, un breuvage si fort qu’il en fait oublier son goût terreux de betteraves spatiales.

*

Commission d’appel N°4874 – Sujet : Propagande productiviste et production d’écrits contraires aux valeurs communes.

Anthelme XX, écrivain sur son temps de liberté depuis 2055 et encore en fonction, soit 5 ans de pratique, est accusé par un faisceau de témoignages concordants des faits suivants : encouragement à l’isolement volontaire / valorisation de l’individualisme / discours rétrogrades, répétés, sur la réussite personnelle décorrélée de la vie en communauté.

À sa décharge, il est acquis que l’accusé a montré une réelle volonté de modifier le contenu de sa production littéraire pour adhérer aux valeurs communes, encouragement à l’entraide / valorisation de la vie en communauté / discours positif sur la convivialité.

Malgré ses efforts, constatés par son IA éditrice, Agnès2.0, présente à la commission, et par son médecin psychiatre référent, Anthelme se révèle inapte aux fonctions d’écrivain du fait d’un handicap neurologique incurable, dont le Docteur Aqueduc a confirmé le diagnostic. Sur avis du spécialiste, nos conclusions sont les suivantes :

— Sanctions : 

Interdiction d’exercer les fonctions d’écrivain.

Obligation faite au citoyen Anthelme de se consacrer exclusivement à son temps d’autonomie.

Suivi obligatoire et assidu de la thérapie avec le Docteur Aqueduc ou son successeur

Interdiction formelle de toute activité productiviste, y compris artistique.

*

« Liberté, autonomie, communauté »

Au-dessus du bureau 104, il y a la devise qu’Anthelme a tant de mal à suivre, d’après tout un chacun sur ce vaisseau. Il est attendu à seize heures et il a promis à Fred et Vivien d’honorer le rendez-vous, malgré la profonde dépression qui le ronge depuis la précédente commission. Son séjour à l’hôpital n’y a rien fait, on a juste trouvé une raison à ses mouvements de main perpétuels. C’était le psychostimulant. Ils l’ont remplacé par un inhibiteur de neurotransmissions, ce qui le rend amorphe, presque stupide et désemparé. Il n’a pas pris de dose ce matin, pour être un peu plus alerte, l’enjeu est d’importance.

« J’aime ton frère, Fred, mais s’il n’est pas jugé apte, je ne sacrifierai pas notre chance pour lui. »

Apte à accueillir un enfant, apte à devenir oncle. En tant que membre du futur Bash, il sera considéré d’emblée comme un des parents secondaires du bébé que Fred et Vivien veulent adopter. Et son dossier suppose que son aptitude soit vérifiée. Sinon, retour dans le Bash parental… Vivien a été intraitable, et Fred le soutient.

Soudain, la porte coulisse avec un petit chuintement.

« Anthelme ? C’est à vous. » lui dit la voix, fraîche comme de l’eau cascadant.

Il n’a pas voté pour celle-ci ni pour aucune autre. Il a été affiché sur le mur de la honte pour la peine, mais il ne l’aurait pas su si Soledad ne le lui avait pas fait remarquer, car il ne sort plus de chez eux depuis des semaines.

Comme dans le bureau 101, cette partie du central est composée de box, mais la vue est orientée sur la lune, ses cratères et ses reliefs semblent si proches qu’on croirait pouvoir les toucher. Anthelme s’attend presque à y voir les travaux de terraformation qui ont été inaugurés en 2050 pour accueillir Utopia 2. Leur vaisseau se fait vieux, leur population augmente et les Terriens volontaires pour les rejoindre se font de plus en plus nombreux depuis le début des conflits dans la vieille Europe. 

« Anthelme ? Je vous en prie, asseyez-vous. »

À presque cinquante ans, Anthelme n’est plus le jeune homme du bureau 101, renfermé et obsédé par son métier, il est devenu l’ombre de lui-même, alors qu’il n’était déjà pas bien heureux et la femme qui lui fait face semble animée d’un sentiment de pitié pour lui. Sans doute l’a-t-elle vu sur le mur de la honte, peut-être a-t-elle eu vent de ses déboires. Ils ne sont pas si nombreux, les inadaptés, sur Utopia. Il y en a toujours une certaine proportion parmi les nouveaux, des Terriens fraîchement arrivés, mais chez les natifs, c’est rare, extrêmement rare. L’autre jour, le docteur Aqueduc lui a avoué qu’il se sentait responsable.

« Si on avait dépisté votre TDAH dans l’enfance, on aurait pu vous apporter ce dont vous aviez besoin pour éviter la névrose obsessionnelle.

— Mais vous n’étiez même pas né, s’est étonné Anthelme. Pourquoi seriez-vous responsable ?

— Je suis déconstructionniste.

— Ces gens qui pensent qu’on doit interroger les erreurs du passé et les assumer, c’est ça ?

— Oui, enfin, surtout ne plus les reproduire.

— Ça n’existait pas, quand j’étais jeune. Il n’y avait pas moyen de faire autrement.

— Peut-être, mais Utopia est responsable de tous ses membres et nous ne vous avons pas aidé lorsque nous aurions dû.

— Pour ce que ça change… »

Le psychiatre n’a pas insisté. À la place, il lui a annoncé que c’était leur dernière séance, qu’il cessait son temps de productivité pour plusieurs années sans doute, afin de partir sur la Lune construire une maison sur son temps d’autonomie.

« Le Docteur Passerelle sera très bien pour vous, ne vous en faites pas ! »

Quelques jours après, Anthelme a eu une révélation. Tout ce temps, il avait fait confiance au système de santé, il s’était reposé sur lui, et ce système était faillible, le reconnaissait et s’en excusait. En fin de compte, il n’aurait pas dû s’appuyer sur tous ces médecins. Et puis l’inhibiteur de neurotransmission lui avait volé cette conclusion, elle avait été absorbée par les substances chimiques et avait disparu au fond du gouffre de ses pensées inabouties. 

« Anthelme, vous m’écoutez ?

— Oui, bien sûr !

— C’est validé pour moi. Je pense que vous êtes apte.

— Vous êtes sûre ?

— Oui, oui. »

Aussi étonnant que cela lui paraisse, la jeune femme sourit, sereine et sûre de son fait. Il n’ose pas poser de question, prend son certificat et s’enfuit, porté par un sentiment nouveau. Il se rend compte qu’il est heureux. Il va être tonton. Dans l’ascensionnel, il se regarde sourire dans la paroi réfléchissante avec étonnement. Un bébé. Jamais il n’en aurait voulu pour lui-même. Et cette chance d’être oncle, sans la responsabilité, sans la paternité, c’est soudain exaltant. Très surprenant.

Il se prend à rêver. Un être neuf, qui ne le jugera pas, qu’il pourra aimer inconditionnellement et qui l’aimera de même, s’il prend soin de lui. Une page blanche.

Anthelme regarde ses mains, elles ne tremblent plus, il sourit derechef.

*

« Tu crois qu’il nous entend ?

— Mais oui, bien sûr ! Il est très vieux, mais sourd, pas du tout. C’est lui qui m’a appris à écouter.

— Pourquoi il n’ouvre pas les yeux alors, papa ?

— Il dort.

— Il a l’air gentil.

— C’est l’oncle le plus adorable et merveilleux qui soit, Anthelme, c’est pour ça que tu portes son prénom. Tu vas l’aimer, tu verras.

— Pourquoi il ne vit pas avec nous sur la Lune ?

— Parce qu’il s’occupe des enfants, ici, sur Utopia. 

— Il a encore l’âge de faire ça ?

— Il n’y a pas d’âge pour cesser de prendre soin des autres et de soi-même, Anthelme. Ton grand-oncle m’a dit un jour qu’il avait mis très longtemps à le comprendre, et qu’il rattrapait son retard depuis. 

— Depuis quand ?

— Depuis ma naissance. Il dit que je lui ai ouvert les yeux…

— … et le cœur, mon chéri, murmure Anthelme en entrouvrant les siens. Et le cœur… »